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10 novembre 2005

L’Etat de grâce

 

         A   nous qui sommes les gardiens du système, la parution en mars 2001 et   janvier 2002 de deux ouvrages du journaliste Denis Robert sur la finance internationale,   impose une mise au point.

 

          Denis   Robert était l’auteur d’un précédent ouvrage, " La   justice où le chaos ", dans lequel il révélait   le sentiment d’impuissance des magistrats face à la finance internationale.   Ses deux ouvrages plus récents, parus aux éditions " Les   Arènes ", reposent sur les témoignages d’anciens cadres   d’institutions financières, qui dénoncent les " fraudes fiscales "   et les " blanchiments d’argent sale ". Les titres en sont   accrocheurs : " Révélations " et " La   boîte noire ".

 

          Entre   nous, il n’est pas question de falsifier ces témoignages. Quels que soient   les démentis catégoriques que nous verrons obligés de répandre   dans la presse pour des raisons évidente tenant à la stratégie   de communication au grand public, nous sommes bien placés pour savoir   que ces témoins disent ce qu’ils ont vu et ce qu’on leur a fait faire.   C’est à un autre niveau de compréhension du système qu’ils   se trompent. Ces " fraudes ", ces " blanchiments ",   enfin ces manières de travailler, sont en réalité des opérations   structurelles, c’est-à-dire des opérations normales et habituelles,   nécessaires à la sauvegarde du système.

 

          Il   faut savoir qu’en matière de fiscalité et de   redistribution des revenus, deux modèles s’opposent : l’Etat de   droit et l’Etat de grâce.

 

 

 

Définitions

 

          Dans   l’Etat de droit, chaque revenu est identifié, enregistré par l’Etat,   et affecté d’un pourcentage d’impôt défini par la loi. Le   produit de cet impôt est traçable depuis sa récolte jusqu’à   sa dépense dans quelque service public. Les choix de société   relatifs aux quantités prélevées sur les revenus et à   leur affectation dans les différents services publics appartiennent aux   deux pouvoirs, le pouvoir législatif exercé par le parlement et   le pouvoir exécutif exercé par le gouvernement. Il se fixe donc   dans des lois et dans des arrêtés qui sont publiés et dont   chacun peut prendre connaissance, de manière à ce que chacun sache   à quelle sauce la collectivité à laquelle il participe   a décidé de le manger.

 

          Dans   l’Etat de grâce, les revenus ne sont pas identifiés par l’Etat.   Chaque personne privée récoltant un revenu de son activité   ou de ses biens acquiert une puissance, un pouvoir qui, à partir d’un   certain niveau, se traduit par le désir de réinvestir et de redistribuer.   C’est comme si, lorsque montait la puissance, la grâce y descendait. De   la notion d’" état de grâce ", avec un petit   " é ", vient l’expression " Etat de grâce ",   avec un grand E comme " Euro " ou " Economie ",   qui désigne ce type d’organisation de la société en matière   financière.

 

          Touchée   par la grâce, la personne qui s’est enrichie va devenir un acteur de l’Etat   de grâce. Elle va, en effet, décider de redistribuer une partie   de son revenu en fonction d’un idéal de société que la   grâce lui aura inspirée. Des séminaires sur l’éthique   des investisseurs et des clubs de chefs d’entreprises assurent la vitalité   et la cohérence des actions de grâce des personnes privées   les plus riches et dont la grâce est, par conséquent, la plus nécessaire   à la société. Ainsi, des constructeurs automobile anglais   ouvrent des centres de récréation pour leurs salariés retraités   ou les membres âgés de la famille des salariés (Journal   du mardi n°54, 6-12 juin 2000 p. 14-17). D’autres entreprises et d’autres personnes   privées milliardaires créent des fondations pour la paix dans   le monde, ou financent celles qui existent, telles qu’Oxfam, Amnesty International,   Médecins sans frontières, la Croix Rouge, des organismes de protection   d’espèces animales en voie de disparition, une agence de recherche d’enfants   disparus comme Child Focus, etc.

 

 

 

Notre société

 

          Pour   ce qui est du choix de notre société entre un des deux modèles,   notre société est de type mixte.

 

          Les   travailleurs salariés et les indépendants récoltant de   petits revenus sont soumis à l’Etat de droit. Une administration fiscale   bien développée surveille leurs revenus, prélève   l’impôt, enregistre les sommes récoltées et les verse au   budget de l’Etat, qui les dépense chichement en respectant d’abord la   charge de la dette vis-à-vis des personnes privées détentrices   de richesses, et en rendant aux gros investisseurs privés, créateurs   d’emplois, leur générosité sous la forme de réductions   d’impôts et de cotisations sociales, conformément au rituel du   potlatch qui existe depuis les origines de l’humanité. Il doit ou devrait   néanmoins rester le nécessaire pour l’enseignement, pour un minimum   de sécurité sociale, pour les routes et les infrastructures.

 

          Au-delà   d’un certain niveau de revenu, toutefois, l’impôt s’efface. " Tout   se passe comme si l’Etat avait toujours voulu se priver, volontairement, d’informations   relatives à la structure et à l’ampleur des grandes fortunes ",   estiment Martine Vandemeulebroecke et Marc Vanesse dans leur ouvrage " Paroles   d’argent " paru en 1996 chez l’éditeur Luc Pire. L’administration   fiscale n’est plus compétente, tous ses fonctionnaires étant attachés   à la surveillance des gens qui récoltent de petits revenus. Ce   n’est écrit dans aucun code, mais, dans les faits, au-delà d’un   certain seuil de revenu, l’impôt reste au même montant alors que   le revenu continue à croître. L’impôt devient donc, à   mesure que le revenu croît, d’un montant relatif de plus en plus ridicule.   Alors, l’heureux titulaire de ce revenu passe de l’Etat de droit à l’Etat   de grâce et devient un des acteurs touchés par la grâce et   astreint au devoir éthique de générosité.

 

 

 

Supériorité de l’Etat   de grâce

 

          Ce   qui est caractéristique de l’Etat de grâce, c’est la concentration   d’immenses richesses au-dessus de certaines têtes. Ces richesses sont   produites par les entreprises, surtout les entreprises multinationales qui occupent   des positions clé dans l’économie en pourvoyant à des besoins   vitaux en pétrole, en électricité, en eau, en transports,   en télécommunication, en alimentation ou en métaux. Ces   richesses sont aussi produites par des activités moins honorables qu’on   qualifie de mafieuses, dont la principale est le secteur de la drogue. L’argent   ainsi récolté est ensuite démultiplié par la création   de " titres ", de " valeurs ", autrement   dit par des prêts à intérêts et par de nouveaux investissements.   Non imposées ou ridiculement imposées, ces richesses ont naturellement   tendance à aimanter d’autres richesses, contrairement à des sommes   moins élevées. On dirait une sorte d’effet de gravitation.

 

          Ces   richesses finissent donc par déborder sur le reste de la société,   engendrant le développement de techniques nouvelles, la construction   de " cathédrales " du monde moderne, la promotion   des arts et des manifestations du génie humain, ainsi que des bienfaits   humanitaires. Il se crée une sorte de médiation permanente entre   les détenteurs des richesses et les laborieux et démunis. Tout   l’art de ces derniers consiste à solliciter, à susciter, à   orienter la grâce des premiers. C’est une affaire de sentiments et de   relations personnelles et pas une affaire de droit. Cela engendre un mode de   fonctionnement chaleureux, parce que fondé sur les relations personnelles   et sur la bonne volonté de chacun; un mode de fonctionnement ajusté   à chaque cas individuel, et plus juste aussi, car moins susceptible des   abus et des gaspillages que l’octroi aveugle de droits à chacun, sans   tenir compte du mérite. Bref, l’Etat de grâce a bien des défenseurs   et ceux-ci ont bien des arguments.

 

          La   différence entre les deux régimes, celui de l’Etat de grâce   et celui de l’Etat de droit, va jusqu’à une différence profonde   de mentalité, une différence d’âme en quelque sorte. Les   personnes dont le revenu est modeste ne sont pas naturellement enclines à   la générosité et il faut donc les forcer à verser   une partie de leur revenu à l’impôt, conformément au principe   de l’Etat de droit. Par contre, à partir d’un certain degré de   richesse, la négociation et le rappel de l’éthique suffisent à   obtenir de ses possédants des sommes assez considérables si on   les compare à celles récoltées par l’Etat de droit auprès   des masses de petites gens. Ainsi, l’impôt convient à la modestie   comme la générosité convient à la richesse.

 

          L’Etat   de grâce, fondé sur les sentiments humains spontanés de   solidarité, est assurément un état de la société   humaine plus parfait que l’Etat de droit, qui ne repose que sur des obligations   exécutées avec maussaderie et sous la menace de sanctions de l’Etat,   par des gens qui ne se sentent pas liés les uns aux autres et qui ont   même tendance à se détester suite à cette obligation.   Lorsqu’on fait de la solidarité une obligation, le sentiment de solidarité   s’efface et l’homme devient égoïste. C’est pourquoi l’Etat de droit   dépouille un peu de leur dignité humaine les gens qui y sont soumis.   Malheureusement, on n’a pas trouvé de moins mauvais système pour   résoudre la tendance permanente des classes modestes à l’inertie,   à la paresse en quelque sorte, au manque de dynamisme et à la   fraude : fraude aux allocations sociales pour ceux qui ne travaillent pas   ou en noir ; absentéïsme et syndicalisme pour ceux qui travaillent ;   et partout, un manque de sens de l’effort, de motivation. Si on les laissait   faire, ils ne participeraient pas à la redistribution, alors que celle-ci   se fait essentiellement à leur profit.

 

 

 

L’Etat de grâce transcende   l’Etat de droit

 

          Autant   on connaît les mécanismes de l’Etat de droit, autant ceux de l’Etat   de grâce, qui gouvernent également notre société   mixte, sont discrets et malaisés à connaître.

 

          On   ne trouvera guère de description de l’Etat de grâce en lisant les   lois d’un Etat, car les lois sont, par définition ou par hypothèse,   les lois de l’Etat de droit. L’Etat de grâce n’a pas de lois. Il y a même   plus: parmi les lois de l’Etat de droit, il est vain d’en chercher une qui dise:   " Passé tel niveau de revenu, celui qui le perçoit est   dispensé du régime du présent code. " Nulle part   dans les lois de l’Etat de droit, il n’y a la moindre allusion au régime   de l’Etat de grâce et aux coutumes qui le gouvernent.

 

          Tout   se passe comme si l’Etat de grâce se déployait dans une quatrième   dimension, inconnue des agents de l’Etat de droit parce qu’elle transcende le   monde tridimensionnel de l’Etat de droit.

 

          Cette   discrétion, ou cette transcendance métaphorique, a pour effet   que beaucoup de gens modestes ignorent jusqu’à l’existence de l’Etat   de grâce, ou n’en ont qu’une connaissance vague, affectée d’un   sentiment de doute ou de perplexité. Beaucoup de gens ne savent pas exactement   dans quel monde nous vivons. Le présent rapport a pour but de remédier   un peu à cette ignorance.

 

          Cette   ignorance est, en effet, source de malentendus parfois gênants. Par exemple,   la loi de l’Etat de droit dit que les impôts sont progressifs. Si on l’applique   à la lettre, on arrive à la conclusion absurde que tous les acteurs   de l’Etat de grâce sont coupables de graves délits de fraude fiscale!   Alors, la partie de la société soumise à l’Etat de droit   éclate en anathèmes contre les acteurs de l’Etat de grâce,   et le gouvernement a bien du mal à réconcilier les deux parties   de la société en négociant quelques réparations symboliques ostensibles   de la part des acteurs de l’Etat de grâce.

 

          L’Etat   de grâce doit donc, en réalité, s’employer à échapper   à une tendance des mentalités communes à généraliser   les règles de l’Etat de droit où elles sont immergées.   Il doit contourner ces règles et paraître les enfreindre, en agissant   dans le secret ou au moins dans la discrétion. Les mécanismes   de l’Etat de grâce ne sont donc guère plus connus que son existence   même, et leur révélation au " grand public "   immergé dans l’Etat de droit est toujours partielle et accidentelle.

 

 

 

Révélations des virés   de Clearstream

 

          C’est   une telle révélation que firent, il y a peu, d’anciens cadres   et d’employés d’une prestigieuse société privée,   la chambre de compensation Clearstream basée au Luxembourg. (" Révélations ",   Denis Robert et Ernest Backes, les Arènes, mars 2001).

 

 

 

          Ignorants   de l’Etat de grâce, ils se sont étonnés de ce a qu’ils voyaient   au coeur de leur entreprise, et l’ont révélé dans le but,   selon eux, de " corriger " le système, étant   entendu que cette correction aurait impliqué le remplacement de la totalité   de l’Etat de grâce par l’Etat de droit. Quel malentendu de la part de   gens qui ont travaillé au sein même de ce qu’on peut appeler le   moteur de l’Etat de grâce! C’est dire combien l’Etat de grâce est   discret. Il embauche des informaticiens, des comptables, des juristes, des gens   très qualifiés, et leur donne des instructions, mais sans leur   expliquer son fonctionnement d’ensemble. Les plus réfléchis d’entre   ces employés et cadres le découvrent tout en travaillant, mais   pensent qu’il s’agit d’un dysfonctionnement de l’Etat de droit et non pas d’une   autre mode de fonctionnement qui caractérise légitimement une   partie de notre société. Grâce à leur erreur d’appréciation,   nous pouvons connaître et admirer un mécanisme clé de l’Etat   de grâce.

 

          Qu’est-ce   que Clearstream ? Il doit exister, dans le monde entier, une dizaine de   chambres de compensation de ce genre. Clearstream est basée au Luxembourg,   Euroclear à Bruxelles et il y en a la Deutsche Börse Clearing en   Allemagne. Sur les quelques 8000 banques que compte la planète, un peu   moins de la moitié sont clientes de Clearstream. Autrement dit, elles   sont affiliées à Clearstream. Clearstream est une société   privée qui leur offre certains services. Ces banques ouvrent un ou plusieurs   comptes chez Clearstream; cela peut aller jusqu’à quelques dizaines de   comptes. Il y a ainsi environ 16 000 comptes ouverts chez Clearstream en 2000.   Les chambres de compensation internationales sont payées par les banques   affiliées pour être des notaires informatiques. Elles notent et   archivent, en effet, des transferts de valeurs entre les différents comptes   ouverts chez elles. Par exemple, si Paribas veut transférer un million   d’euros à une filiale du Crédit Lyonnais située à   Vanuatu, et si ces deux banques sont affiliées à Clearstream,   Paribas et la filiale du Crédit Lyonnais envoient à Clearstream   un signal, et Clearstream note et archive l’opération. Les valeurs ne   bougent pas, matériellement; mais elles ont changé de propriétaire.   Une banque peut être affiliée à plusieurs chambres de compensation   parmi la dizaine probablement existante. Par exemple, une banque peut être   affiliée à Clearstream et à Euroclear.

 

          Comme   toute société commerciale, Clearstream publie certaines données   la concernant. Par exemple, elle publie et tient à la disposition de   toutes les banques affiliées, une liste des comptes de ses affiliés.   C’est ici qu’on découvre quelque chose d’étrange. Les cadres et   employés de Clearstream, présentés plus haut, se sont rendus   compte que cette liste est très incomplète. Seule la moitié   environ des comptes ouverts chez Clearstream sont publiés. Il y a donc   un nombre à peu près égal de ces comptes dont l’existence   n’est connue que de la banque chez qui ils sont ouverts, et de Clearstream elle-même.  

 

          Autre   anomalie : ce ne sont pas seulement les banques officiellement affiliées   à Clearstream qui ont des comptes non publiés, mais aussi des   banques non affiliées, ainsi que des sociétés commerciales   non bancaires qui font partie de groupes multinationaux. Ces affiliés   secrets, dont l’affiliation n’est pas publiée et n’est donc connue que   d’un très petit nombre d’acteurs, n’ont, bien sûr, que des comptes   non publiés chez Clearstream.

 

          Clearstrean,   enfin, tient deux comptabilités: l’une est publiée et connue du   fisc luxembourgeois. L’autre, rigoureusement secrète mais archivée,   concerne les opérations impliquant les comptes non publiés, ainsi   que les rémunérations que Clearstream perçoit pour toutes   ses opérations secrètes. Ces rémunérations ne sont,   évidemment, pas imposées si peu que ce soit.

 

          Les   comptes non publiés, ou plus exactement non intégrés à   l’apparence que Clearstream donne à l’Etat de droit, permettent de cacher   l’argent et les valeurs. Mettons par exemple qu’une société ait   plus de bénéfices qu’elle n’en déclare: elle maquille sa   comptabilité. Oui mais, le fisc peut aller voir sur ses comptes en banque   et demander l’origine des sommes et valeurs qui y figurent. C’est ainsi qu’on   peut découvrir la fraude fiscale. Sauf si la banque est impliquée   dans le jeu et que, rémunérée par la société   qui est sa cliente, elle cache une partie des revenus de cette société   sur un compte non intégré. Mais c’est dangereux pour la banque.   Alors, elle s’affilie à Clearstream et paye Clearstream pour que ce compte   figure dans cette société, sous la forme non intégrée.   Dès lors, l’argent et les valeurs qui sont dessus peuvent en quelques   minutes se retrouver sur un compte d’une banque de Vanuatu ou des îles   Caïmans et définitivement inconnus et introuvables par aucun fisc:   ni celui du pays où se trouve la société qui a voulu lui   soustraire ses bénéfices, ni celui du Luxembourg, pays d’accueil   de Clearstream.

 

          Ce   système a permis qu’une société, cliente d’une banque,   ait à Vanuatu ou aux îles Caïmans des fonds que les fiscs   de tous les pays ignorent. Ce sont aussi des fonds que ses créanciers   ignorent en cas de faillite. Ce sont enfin des fonds dont ses travailleurs ignorent   l’existence lorsqu’ils adressent à la direction des revendications sociales   et que le directeur leur répond, comptabilité à l’appui,   que l’année n’a pas été assez bonne pour que les salaires   soient augmentés et pour qu’on garde le même effectif de personnel.   Comptabilité à l’appui, une société peut brusquement   faire faillite et échapper à ses créanciers, tandis que   la multinationale dont elle dépend conclut un emprunt faramineux qui   lui permet de remonter toute l’entreprise dans un autre pays ou un autre continent.   Cet emprunt est, bien sûr, garanti par les bénéfices cachés   de l’entreprise qui vient de tomber en faillite.

 

          Clearstream   a donc deux fonctions. Son rôle de notaire et ses archives secrètes   rigoureuses garantissent la confiance des relations entre les 3500 banques et   sociétés commerciales qui sont ses affiliées. Sa double   comptabilité et sa duplicité garantissent la circulation de l’argent   et des valeurs à l’abri de toute appropriation fiscale, et même   de toute récupération judiciaire si l’origine de cet argent ou   de ces valeurs est mafieuse ou criminelle. Autrement dit, Clearstream permet   à l’Etat de grâce d’échapper aux règles de l’Etat   de droit, et place les Etats ainsi que les travailleurs et les démunis   dans une position d’attente de la grâce des acteurs privés suffisamment   riches pour faire appel aux services les plus avancés, et les plus chers,   des banques, des chambres de compensation et de leurs astucieux informaticiens.

 

          En   1996, Marc Vanesse et Martine Vandemeulebroeke, les auteurs précités   du livre " paroles d’argent ", pensaient que " dématérialisé,   l’argent a échappé à l’emprise des Etats ".   Les anciens cadres et employés de Clearstream révèlent   que cet argent n’est pas du tout dématérialisé. Il est   rigoureusement compté et mis sur un compte, et sa circulation en quelques   minutes d’un compte à l’autre, sur toute la planète, est rigoureusement   tracée et archivée dans les caves et les disques durs des chambres   de compensation internationales. Seul Dieu se dématérialise.

 

          Quoi   que…

 

 

 

Trous noirs dans la boîte   noire

 

          Cacher   des valeurs et en emprunter pour le même montant peut servir à   blanchir n’importe quel argent, que ce soit le cash de la drogue ou de l’exploitation   sexuelle, ou les millions de dollars issus des privatisations sauvages des entreprises   de l’ex-URSS. Au fond de quelque quartier champignon de l’ancien empire soviétique,   ou sur une île indépendante des Etats, il y a une petite banque   crapoteuse, ou quelque filiale oubliée d’une grande banque, dont la direction   dévoyée accepte de prendre en compte les valises de cash ou des   millions de dollars sans poser au déposant la moindre question sur leur   provenance. De toute façon, aucune commission bancaire digne de ce nom,   ne viendra l’inspecter là sur son île. Le FMI supervise sévèrement   l’ex-URSS, mais ce n’est pas une commission bancaire. Or, cette petite banque   ou filiale d’une grande banque est justement affiliée à Clearstream,   où elle possède un discret petit compte non intégré.   Aussitôt déposé, le cash est vendu à quelque banque   sur une autre île à l’autre bout du monde, tandis que le compte   du déposant se garnit de titres comme ceux dont on peut avoir hérité   de la part d’un parent lointain, ou gagnés dans de vagues affaires compréhensibles   des seuls initiés.

 

          Mais   tout passe par Clearstream ! Clearstream, disent ses anciens cadres et   employés avec en guise d’assurance-vie des preuves cachées dans   des garages amis, c’est la boîte noire de la mondialisation. C’est la   boîte noire de la finance internationale, de la richesse qui échappe   aux Etats de droit. Ouvrez-la et vous savez ce que tout devient (" La   boîte noire ", Denis Robert, les Arènes, janvier 2002).   Mais, qu’il ait une boîte noire, c’est quand même encore un peu   dangereux pour le salut de l’Etat de grâce. C’est pourquoi, depuis le   début des années 90, les banques et leurs clients veulent bien   payer Clearstream plus cher encore pour un service supplémentaire, confié   à de petites mains informaticiennes qui s’activent dans les caves de   Clearstream.

 

          L’informaticien   reçoit par téléphone, du service client ou de la direction,   l’ordre de faire un script et de le mettre dans le système informatique   de Clearstream. Ce script ordonne que, lorsque arrivera de la part d’un client   ou du service client l’ordre d’effectuer tel transfert de valeurs, ce transfert   s’effectuera, mais ne sera pas inscrit dans les archives de Clearstream. Après   le passage de ce transfert, l’informaticien retournera dans le système   et effacera son script, ni vu ni connu. La boîte noire a un trou de mémoire,   le notaire s’abstient exceptionnellement de noter ; le blanchiment est   parfait alors qu’on dit qu’il n’existe pas de crime parfait.

 

          Les   informaticiens qui ont été employés à cela, et qui   le révèlent cinq ans plus tard une fois passé le délai   de prescription, disent qu’ils le faisaient tous les deux ou trois jours, et   jusqu’à dix fois par jour, pour des sommes de l’ordre du million de dollars   dont Clearstream retenait 10 à 30% pour son paiement et pour sa comptabilité   non intégrée. Même si les traitements des cadres de Clearstream   sont astronomiques, une rémunération pareille doit encore déborder   ces dépenses. Mais la direction de Clearstream était alors affiliée   à une de nos chevaleries " anticommunistes " modernes,   la scientologie, qui a pu en récupérer pour la plus grande gloire   de notre Empire.

 

 

 

Le bel avenir de l’Etat de grâce

 

          Les   révélations des virés et démissionnaires de Clearstream   ont obligé les banques, membres de son conseil d’administration, à   licencier cette direction et à mettre à la place d’autres chevaliers   appartenant à d’autres organisations " anticommunistes ".   Une toute nouvelle chambre de compensation est en création en Hongrie,   certainement avec la bénédiction voire sous l’impulsion du premier   ministre actuel, Peter Medgyessy.

 

          Medgyessy,   c’est un roman ! A l’époque de l’URSS, ce cadre du parti communiste   s’arrangea secrètement avec l’Occident pour que le pays s’affilie au   FMI précocement, à l’insu des Soviétiques. Ensuite, pendant   que les électeurs libérés du joug soviétique mettaient   des libéraux ostensibles au pouvoir, il devint directeur de la banque   française Paribas en Hongrie. Lorsque les électeurs furent lassés   des thérapies de choc et des privatisations sauvages de la droite ostensible,   ils remirent l’ancien communiste Medgyessy au pouvoir. En 2000, Medgyessy reçut   la légion d’honneur française, officiellement pour sa présidence   de la filiale de la banque Paribas en Hongrie. Deux ans plus tard, le parti   de droite rival, jaloux du succès de la gauche, balança l’histoire   du FMI, mais ce scoop fit un flop. En jurant publiquement n’avoir jamais agi   contre l’opposition au régime communiste, Medgyessy non seulement ne   se parjura guère, mais encore ne fut pas contraint à démissionner.   L’Etat de grâce a de beaux jours devant lui, car les Etats et même   leurs électeurs savent lui être reconnaissants d’exister dans sa   démesure et sa splendeur. (Nouvel Observateur n°1968 du 25 au 31 juillet   2002 p. 42-43 ; Le Vif 20ème année n°13 du 29   mars au 4 avril 2002 p. 66-68)

 

 

 

L’Etat entre l’Etat de droit et   l’Etat de grâce

 

          Cette   légion d’honneur offerte par l’Etat français à l’Etat de   grâce démontre que, même si ses bienfaits ne sont pas inscrits   dans le budget public, l’Etat de grâce n’en est pas moins une composante   essentielle de l’Etat moderne. A côté des doubles comptabilités,   donc des comptabilités vraies secrètes mais néanmoins bien   existantes, il existe un autre point de contact entre l’Etat de droit, bien   connu de nous, et ce transcendant Etat de grâce qui toujours s’évanouit   tel le sable entre les doigts.

 

          Le   gouvernement de l’Etat moderne se caractérise par une participation aux   richesses de l’Etat de grâce, en échange de son action en vue de   le protéger contre l’incompréhension des masses sujettes à   l’Etat de droit. Via les même mécanismes de dissimulation des revenus   que ceux qui viennent d’être exposés, la plupart des membres du   gouvernement, certains membres du parlement, les dirigeants des partis politiques   traditionnels ou aspirant à le devenir, ainsi que de nombreux journalistes,   intellectuels et consultants bénéficient des largesses de la part   des acteurs de l’Etat de grâce, à charge pour eux d’oeuvrer à   son maintien, à sa défense et à son bon fonctionnement.  

 

          Dès   lors, ces journalistes et ces politiciens démontrent que l’emprise fiscale   sur l’Etat de grâce est impossible, et que d’ailleurs, les acteurs de   l’Etat de grâce sont déjà à moitié ruinés   par leur générosité ou par " la crise ".   Ils démontrent que l’Etat de droit doit voler au secours des acteurs   de l’Etat de grâce, sans quoi, leur ruine entraînera celle de la   société tout entière. Cette démonstration est d’autant   plus imparable et intimidante qu’elle contient une part de vérité :   si jamais l’Etat de grâce veut couler l’Etat de droit, c’est-à-dire   le priver de ressources, il y arrive. Comme l’ont constaté Marc Vanesse   et Martine Vandemeulebroecke en 1996, l’Etat de droit est bel et bien à   la merci de l’Etat de grâce.

 

          Finalement,   les journalistes et les intellectuels rémunérés à   la pige par l’Etat de grâce renversent la vapeur et démontrent   que les investisseurs ont besoin d’une aide financière prélevée   sur le produit de l’impôt de l’Etat de droit. Grâce à ce   sacrifice imposé aux petits revenus, on augmentera les dispositions de   l’Etat de grâce à la générosité et on en profitera   dans un avenir qui toujours se dérobe.

 

 

 

Comment lutter contre la criminalité   organisée

 

          Lorsque   les anciens cadres et employés de Clearstream ont dévoilé   et pensé dénoncer la double comptabilité de leur société,   ils ont souligné que l’argent de la drogue et celui des activités   mafieuses passait, lui aussi, par les mêmes circuits que les bénéfices   que les honnêtes sociétés commerciales veulent soustraire   à l’Etat de droit. On pourrait donc en connaître et en interpeller   les propriétaires, voire même le récupérer pour l’affecter   à l’aide aux victimes de ces mafias.

 

          Cela   est parfaitement vrai, mais comment arracher l’ivraie sans arracher en même   temps le blé? Pas question de lever le secret bancaire et encore moins   d’aller vérifier les archives des chambres de compensation ! Pour   ne pas mettre de mettre en péril l’Etat de grâce, il est impératif   de renoncer à l’idée de lutter contre la mafia par de tels moyens.  

 

          Il   faut donc continuer à lutter contre les mafias via la police : par   exemple, en contrôlant les prostituées et en essayant de les faire   parler contre leur proxénète, même si l’Etat de droit n’a   pas assez de ressources à consacrer à leur protection contre la   vengeance de celui-ci. Il faut, de même, fouiller les dealers et essayer   de les faire parler contre leurs fournisseurs.

 

          Certains   proxénètes et fournisseurs ont d’ailleurs le comportement plein   de largesse qui caractérise les acteurs de l’Etat de grâce, et   y accèdent, dès lors, pleinement. En effet, pour être opérationnelle,   la définition de l’Etat de grâce se doit d’être très   simple, et de se limiter au constat de la largesse, de la générosité,   de la capacité de financement et d’investissement des acteurs, d’où   que vienne cette capacité. C’est pourquoi, dans l’approche des milieux   mafieux, il y a lieu de se montrer nuancé plutôt que d’un manichéïsme   don-quichottesque, et de résoudre les problèmes pragmatiquement   au cas par cas.

 

          Puisque   l’Etat de grâce est ainsi la source de quelques dommages collatéraux,   il est tenu moralement à un devoir de réparation. Il sera bon   de lancer un appel aux acteurs de l’Etat de grâce pour qu’ils financent   des agences de lutte contre la prostitution, la drogue ou le trafic d’enfants.   A défaut de pouvoir agir sur les mécanismes bancaires, ce qui   mettrait en péril tout l’Etat de grâce, on financera quelques unes   de ces agences, comme par exemple Child Focus, dont les employées assistantes   sociales pourront raconter les missions émouvantes, les sauvetages exceptionnels,   et sauve qui peut.

 

Conclusion philosophique

 

          Les   employés de Clearstream se sont trompés en s’indignant de ce que   les acteurs de l’Etat de grâce soient au-dessus des lois de l’Etat de   droit. Leur indignation dénote une incompréhension profonde et   dangereuse, non seulement du système, mais encore de la nature humaine.  

 

          Qu’arriverait-il   si, comme ils le revendiquent, l’Etat de droit régissait la totalité   de l’économie et des relations sociales ? Imposés contre   leur gré et à des taux progressifs qui ramèneraient leurs   revenus aux niveaux mesquins du commun, les acteurs de l’Etat de grâce   perdraient leur générosité aussi bien que leur esprit d’initiative.   Ils n’auraient plus de ressources à affecter à de gigantesques   projets qui font la gloire de l’humanité et débouchent sur de   nouvelles technologies. Toute magnificence disparaîtrait de la surface   du monde. Vous n’auriez plus, dans les villes, ces immeubles de verre pour lesquels   on a rasé des quartiers entiers de baraques insalubres, et qui semblent   un défi lancé au ciel par l’humanité assujettie à   un but qui la dépasse : servir la divinité à quoi   ressemble une extraordinaire concentration de richesse. Emprisonnez dans les   carcans de l’Etat de droit la totalité de l’économie et de l’humanité,   et c’est la face du monde qui se trouve détériorée, ternie,   nivelée, figée dans l’éternelle reproduction d’un bonheur   mesquin dont aucun esprit élevé ne saurait se contenter.

 

          Voilà   qui débouche sur une note philosophique par laquelle je terminerai mon   exposé. L’Etat de grâce restitue, dans toute sa pureté,   à la relation humaine son essence, celle où le maître tout   puissant, détenteur de la richesse, ne voit son pouvoir limité   que par l’art que déploie son vis-à-vis pour lui être utile,   pour le séduire et pour conserver la vie. Seul l’Etat de grâce   peut agir de manière à sélectionner parmi l’espèce   humaine le dépassement de soi : l’investissement de l’un, l’excellence   de l’autre. Depuis Hegel et même depuis son précurseur Sade, on   sait que le meilleur de l’espèce humaine se joue dans la relation du   maître à l’esclave, où l’esclave, par son habileté,   réussit à conserver la vie à condition de faire jaillir   l’admiration du maître le plus exigeant. N’est-il pas vrai que la pensée   de cette relation démesurée, essentielle, extrême, libérée   des entraves des droits humains, suscite chez beaucoup une fascination trouble   et même une attirance à la manière d’un défi ?  

 

          Si   l’Etat de droit est une nécessité actuelle face à la stagnation   paresseuse et timide d’une grande partie de l’humanité, l’Etat de grâce   est son état le plus parfait et le plus naturel. Puissions-nous, non   seulement le défendre contre les attaques des ignorants, mais encore   l’étendre, en combattant tels des croisés les parties de la société   encore prises dans la gangue de l’Etat de droit. Ainsi, on a déjà   supprimé le revenu minimum garanti pour le remplacer par une allocation   temporaire récompensant les efforts d’insertion, autrement dit le mérite.   C’est un pas dans le bon sens. Comme les immeubles de verre ont remplacé   les quartiers insalubres, la conscience inquiète de devoir participer   à l’oeuvre commune doit remplacer l’insalubrité des mesquines   libertés individuelles anarchiques. Alors, le souffle vivifiant de l’inégalité,   et de la lutte pour la vie, opérera dans les limbes grises de ces banlieues   perdues de salutaires incendies, débroussaillants et fertilisants, et   l’humanité combative et laborieuse s’y éveillera libre des entraves   mentales qui la tenaient enchaînée à ses acquis sociaux.  

 

          Amen.

Récupéré par  Cécily   dans les  poubelles du Bilderberg
  un jour que
les dévoreuses de papier   étaient en panne.

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